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Adlexeme – La musique de Gérald
Catégorie : Début de roman

La musique de Gérald

Accoudés au comptoir plexiglas de Chez Francis, Gérald buvait son café en compagnie de ses potes de chantier Houcine, Driss, Virgile, Raimondo et Wladimir. Les odeurs de fritaille mêlées au pastis nicotine flottaient encore dans l’air vicié. Francis, un tablier de coton blanc autour de la ceinture, s’affairait à essuyer des verres logotypés Heineken et Brigitte, son épouse, était à la caisse, en remuant sa queue de cheval en palmier des tropiques. La radio nasillarde braillait, comme dérangée par cette étrangeté capillaire comparable à deux antennes. Dans l’angle du fond de la pièce, un flipper vieux de trois guerres prenait sa massive place. Et tout un pan de mur en miroir marron reflétait en la démultipliant cette scène quotidienne craquelée où des anonymes posaient leurs fesses fatiguées et leur destin médiocre sur des sièges en skaï imitation cuir.
– Ben mon GéGé, décoinces un peu. T’as l’air constipé, mon gars
– Fais pas chier, Raimondo. Finis ton jus, va. Laisses-moi à mes rêves, ok
– Hey les mecs, y a Gérald qui se fait du mou. Je suis sûre qu’il y a d’la petite là-dessous…
-T’arrêtes tes conneries maintenant où je te mets mon poing dans la gueule, capriccio le rital ?
Les deux berbères étaient morts de rire. Houcine, première génération, avait la casquette en travers et le manteau en peau complètement retournée. Ses mains cagneuses avaient levé des moellons autant qu’Allah peut en bénir. Driss, deuxième génération, un sweat à capuche et un jeans dans lequel il aurait pu déféquer dix fois sans que personne ne le remarque, venait de taper Gérald dans le dos. Virgile, le teint basané de la Martinique, riait de toute sa bouche épaisse privée d’une incisive plongeait son menton dans son écharpe Bob Marley, respectant le tempo jamaïcain vissé à son oreille. Wladimir, l’intrus de l’Oural, était sec et grand et claudiquait, comme le coucou des horloges suisses. Le café se transformait ainsi en parloir cosmopolite, en éventail identitaire, en palette multicolores. Il y avait les cégétistes forcenés aux banderoles rouges prêtes à se déployer à la moindre alerte patronale, les lepénistes stadiers du PSG en retard de deux bières, quelques retraités de seconde zone, des exilés roumains, des abonnés PMU et les potes de Gégé. A eux seuls, l’Internationale.
– Allez, le blanc. Conte-ra ! Fais pas ton mide-ti. Cà çest trop de la balle. C’était qui cette meufeu, hein, c’était qui ?
– Ta gueule, Driss.
– Dis donc, avec ses talons aiguilles, j’en aurais bien fait un tricot moi
Ricanements généralisés…
– Vous faites chier les mecs. Quand je vois vos gueules de métèques illettrés j’ai envie de gerber…
– Oh et oh, coupa Wladimir. On fait le même boulot, je te rrrappelle. Chuis pas métèque ni aztèque ni pastèque. Alors, fais gaffe. Chais les moyens de te faire parler, dit le russe en levant les bras en même temps que ses grands yeux bleus.
Gérald, dépité, pris sa tasse, en secouant la tête, et alla s’asseoir près de la fenêtre. Ce matin, comme tous les matins, il s’était levé, sans enthousiasme, pour occuper loyalement sa fonction de conducteur de travaux canalisation. Voilà ce qu’il était finalement devenu après une orientation mal orientée. Mais son père était content puisqu’il avait dégagé le plancher et sa mère, rassurée qu’il puisse enfin être autonome. Mais Gérald, il n’avait jamais voulu devenir conducteur de travaux ni même chef de chantier. Son rêve c’était d’être chef d’orchestre. Sa tante Yvonne l’avait emmené une fois à l’Opéra de Marseille, et depuis, Gérald ne s’en était jamais remis. Mais à qui confier cette admiration pour la musique classique quand son père écoutait à longueur de temps Dick Rivers et Nicole Croisille (au mieux de leur splendeur pourtant)? Il s’était résigné, tout en détestant ce mot. Pas facile non plus de trouver un mentor distingué et cultivé au milieu des barres HLM qui ne lui avaient servies que d’appartement.
Au milieu du troisième trimestre de sa cinquième tectonique, Gérald avait été convoqué pour la énième fois au CIO afin de faire le point sur son avenir. D’habitude, Monsieur Béranger s’occupait de son dossier. Mais Béranger étant mort (étranglé par sa gitane maïs, faut être con quand même), l’Académie avait envoyé Clarisse Martin-Ferrière en remplacement. 10 ans de plus que Gérald. Belle à mourir. Craquante à renverser le cœur. Amusante et, cerise sur le gâteau, musicienne.
Gérald lui avait confié sans pudeur sa passion de la musique, des notes, des sons, des arrangements. Elle avait partagé ses lectures. Comment dire à ses potes qu’il était fan de David Robertson sans que l’un d’entre eux pense qu’il s’agisse d’un guitariste des Led Zeppelin ? Il taisait comme un tabou sa passion de la fosse et refusait de prendre le risque que quiconque en rit, par absurde ignorance ou pardonnable bêtise. Il imaginait trop bien en quel terme Raimondo le traiterait de sale pédé. Donc il se taisait. Et taire sa passion c’était comme mourir chaque jour d’un centimètre de maçon.
Alors qu’elle avait presque réussi à convaincre Bouro d’Abreval le dirlo du LEP d’envoyer Gérald en classe adaptée de solfège, Clarisse avait appris brusquement que l’Académie la renvoyait à Brest pour une nouvelle mission. Gérald en avait perdu l’appétit mais, par la force des choses, il avait finalement obtenu brillamment son CAP. Et dès septembre, il était entré dans l’équipe BTP d’André Ramirez, dit Dédé la caillasse, dans laquelle il sévissait malgré lui honorablement depuis cinq ans. Au rang des points positifs, sa musculature s’était forgée au rythme rude des bétonnières à remplir. Et même s’il se faisait chambrer par ses potes aujourd’hui, lorsqu’ils le surprenaient à battre la mesure avec des piochons, ils étaient sa seule famille et son seul renfort.
Alors qu’ils finissaient la viabilisation d’un terrain proche de l’Académie de St Ouen, sur l’air marijuanné du MP3 lumino-digital de Virgile, et les semonces acerbes d’un Ramirez aux aboies, la troupe de choc avait vu s’avancer dans un nuage de poussière une MG décapotable non décapotée. Driss commençait à rouler des mécaniques. Houcine n’avait même pas vu la paire de jambes descendre de la cylindrée. Wladimir s’essuyait le reste de vodka d’un revers de main sur sa bouche gercée. Raimondo, fan d’Auto Plus, était déjà penché sur les jantes étoilées comme pour en vérifier la texture céleste. Et Gérald, figé dans sa salopette en jeans et son pull irlandais, regardait avancer Clarisse Martin-Ferrière, celle par qui son destin n’avait pas pu se jouer.
Il cru d’abord au rêve résurgent. Mais le refrain tyrannique de Ramirez le ramena à sa réalité.
– Gérald! Non de Dieu ! Ne pinaille pas ! Dégage l’engin pour que la Madame puisse passer enfin !
Gérald était debout, les bras le long du corps. Complètement à l’arrêt. Clarisse s’avançait en souriant. Elle l’avait reconnu.
– Gérald ??? Mais quelle surprise ! C’est bien toi, n’est-ce pas? Tu n’as pas trop changé. Comment-vas-tu ?
– Bonjour. Bien. Et vous ?
– Je vais travailler. Tu vois, juste à côté au Rectorat. A quelle heure tu finis ?
– Trop tard.
– Tu seras encore là demain ?
– Je n’en sais rien. Sûrement…
– Bon. On se reverra peut-être alors ?
– Peut-être, ouais.
Les cinq guignols se tapaient le ventre derrière lui et de les entendre glousser comme des lourds le révulsait. C’était indigne de la beauté de cette femme, indigne de ce qu’elle avait réussi à comprendre de lui à l’époque, indigne de sa grâce immuable. Et toute la rugosité de la vie et l’injustice de l’école venaient en deux temps de lui éclater à la tête. Il sentait son cœur boursouffler. Pour cacher son envie de chialer, il se retourna, fit son dur et ramassa toutes les planches encombrant le chemin caillouteux provisoire.
Au moment où la voiture, en évitant tant bien que mal les ornières, passa à ses côtés, Clarisse baissa la vitre :
– Merci Gérald, tiens…
– Excusez-moi, Clarisse. Voyez, je suis en chantier. Comme toujours lui chuchota-t-il l’air mi-contrits mi-penaud. Et pour les autres là, je suis désolé…
– T’inquiète pas, sourit-elle Cette fois, tu vas bien finir par construire autre chose que des baraques ou des caniveaux…
Assis donc derrière la fenêtre du café de Francis, il tripotait un bout de canson qu’il n’avait pas encore eu le courage de lire et qu’elle avait glissé dans sa main avec une atroce et merveilleuse lenteur. Quand ses comparses lui firent signe de la tête qu’ils retournaient bosser, il trouva fabuleux de pouvoir s’octroyer un quart de seconde suspendu à quelques écritures si détournées de son monde bétonné. Sa main tremblait en levant les coins du papier granulé sur lequel il parvint à déguster chaque mot. Comme un Ricard qu’on sirote à midi sur le Vieux Port. Glacé mais bouillant.
 »Je viens de t’inscrire en cours du soir à l’Ecole normale de musique Alfred Cortot de Paris. Je te donne un an pour diriger l’Opéra de Massy-Palaiseau. Sinon, je repars à Brest. Ne renonces pas à tes rêves Gérald. Ne renonces pas comme je l’ai fait ».